• ENTRETIEN D'EMBAUCHE

      Certains emplois réclament de qui les tient une assurance imperturbable, une complète maîtrise de soi, une aisance improvisatrice que rien ne saurait prendre de court. Justement, on embauche. Le candidat est introduit devant non pas un, mais trois ou quatre examinateurs qui semblent occupés à leur courrier. On l'invite à s'asseoir : il n'y a pas de siège. On lui présente une table couverte d'objets divers ; il doit en choisir un et commencer à discourir à son sujet cinq minutes dûment chronométrées. Le candidat se saisit d'un clou.

    - Le clou, mesdames et messieurs, est un modeste accessoire de quincaillerie indispensable au charpentier, sinon à son fils. Je pense naturellement en disant cela à Notre Seigneur, Djizeusskuaïsst comme l'appellent sans vergogne les Anglo-Saxons. Il est à noter que les deux larrons crucifiés autour de lui n'étaient liés que par des cordes, ce qui suggère bien comment la Palestine en ce temps-là déjà exsangue et martyre souffrait de l'impérialisme romain, si jusqu'aux clous venaient à manquer ! Cela démontre néanmoins s'il en était encore besoin à quel point le clou est intimement mêlé à notre civilisation judéo-chrétienne, laquelle...

    - Revenez à votre sujet.

    - Je m'égarais. Les Romains au sujet des clous avaient constaté un fait singulier. Ils...

    - Nonnonnon. Parlez du clou que vous tenez ; pas des autres.

    - Excusez-moi. Je persiste à penser que vous eussiez apprécié l'anecdote historique que je voulais citer. J'allais dire avant votre pertinent rappel à l'ordre que les Latins avaient découvert un phénomène de corrosion électro-chimique toujours valable d'ailleurs. Des clous servaient à fixer sur leurs trirèmes les bordés de cuivre destinés à protéger le bois contre les flèches incendiaires. L'eau de mer faisait alors office d'électrolyte dans la constitution d'un couple voltaïque Fe/NaCl/Cu dont la f.é.m. - je n'ai plus son chiffre en mémoire - est suffisante pour entraîner le passage en solution des ions Cu++. Bref, les trous des clous s'élargissaient et les blindages se détachaient.

    - C'est en effet très intéressant. Veuillez en finir avec cette digression pour...

    - Oui ! Les Romains eurent alors l'idée de plonger les clous dans un bain de plomb fondu qui les recouvrait d'une mince pellicule protectrice. J'imagine assez l'irritation d'Archimède, tandis qu'il incendiait lesdits vaisseaux, de ne pas avoir imaginé cela le premier ! Depuis cette époque...

    - C'est bon...

    - N'est-ce pas ? J'en viens maintenant à la place de choix qu'occupe le clou dans notre littérature. Nous voyons dans le Rouge et le Noir Julien Sorel entrer au service de monsieur de Rênal qui est précisément propriétaire d'une fabrique de clous. Ce n'est certainement pas par hasard !  Qu'on en juge : le père de Julien dirige une scierie. Or, qui a jamais tenté de scier une pièce de bois recelant un clou, connaît le résultat pour l'outil : autant dire que Julien Sorel devait se casser les dents et que la tragédie finale était inscrite dans les prémisses ! Freud n'a donc vraiment rien inventé que le clou n'ait su de longue date.  Parlons à présent de la composition du clou. Il ne peut être en acier, car il se briserait au choc du marteau et serait inapte à prendre les formes repliées qui assurent la bonne tenue des assemblages du marchand de caisses d'emballage. Le clou est donc en fer doux pratiquement décarburé. Toute la difficulté à enfoncer correctement le clou tient à ce qu'il plie volontiers, puisque son fort élancement le rend justiciable de la formule de Rankine, voire d'Euler pour les clous les plus longs. On note au passage que pincer la tige à mi-longueur entre les doigts réduit d'un facteur quatre la sensibilité au pliage accidentel : véritables messieurs Jourdain du clou, nos pères dépourvus de bases scientifiques n'en faisaient ainsi pas moins dès l'antiquité des mathématiques appliquées sans s'en douter. Considérons en effet un marteau d'un kilogramme s'abattant à la vitesse de, disons, cinq mètres par seconde, sur un clou qui s'enfonce de trois millimètres. Il en résulte une contrainte difficile à évaluer sans calculette, mais que l'expérience prouve suffisante à plier notre clou. N'avez-vous pas à ce sujet vu sur la fête foraine saisonnière des boulevards entre Barbès et Blanche, le jeu consistant à enfoncer complètement un clou en trois coups seulement et sans le tordre ? Il faut reconnaître que la chose n'est pas facile et que les joueurs ne repartent pas toujours avec les poupées espagnoles. Et puis, comment conclure ce tour d'horizon du clou sans évoquer les innombrables locutions et dictons dont il fait l'objet ? Nous y viendrons après avoir rappelé l'étymologie du mot clou. Clou vient du latin clavus qui veut dire clou. Ai-je songé à définir les autres acceptions de "clou" ? Je crois que non. Le clou est le nom populaire du furoncle, qui dans ce cas se dit clavulus en latin. Sans m'étendre outre mesure sur le clou de girofle, rapporté d'Orient par les Croisés en même temps que le chat - mais oui, le chat - l'horloge et les abricots, je me propose d'évoquer brièvement le clou, appellation vulgaire du Mont-de-Piété, aujourd'hui Crédit Municipal, créé à l'instigation du roi Louis XVI en vue de pratiquer le prêt sur gages à taux très faible en faveur des plus défavorisés. J'en reviens aux expressions usuelles forgées autour du clou, après quoi je traiterai des passages cloutés : un clou chasse l'autre ; être le clou du spectacle ; des clous ! être le clou du cercueil de quelqu'un ; être cloué au lit ; un vieux clou ; être cloué sur place... C'est assez par là souligner l'importance dans la tradition...

    (l'enregistrement s'interrompt ici pour cause technique sans que nous puissions affimer que le candidat approche de la fin. La bande reprend un peu plus loin avec la voix d'un autre postulant dissertant sur un bouton de culotte). 

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