• MORALE MODERNE

    essai 

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      On doit prendre avec intérêt connaissance de la législation suisse récente relative au respect de la créature végétale. Cueillir sans motif une fleur, étêter par jeu les marguerites, n'est pas une infraction réprimée, mais c'est un mal, officialisé comme tel. C'est un réel progrès dans l'élévation de la morale et de la dignité des humains eux-mêmes.

      Il nous semble qu'à partir d'une situation de table rase faite du passé, lorsque tout est à reconstruire comme au lendemain d'une guerre mondiale, on observera les périodes suivantes dans le progrès de l'élévation morale :

      Première période

      La guerre vient juste de finir. On n'a pas le temps de s'appesantir sur des subtilités et des raffinements. Il faut agir, produire, bâtir. La valeur morale des comportements est mise au second plan, la morale ne donnant ni toit ni pain. On ne se permet pas le luxe d'un souci environnemental contre-productif. On ne s'occupe de sécurité que là où le danger est préoccupant en termes de coût à court terme. Les gamins d'une association qui se déplace de son lieu de rassemblement vers son lieu d'exercice sont trimbalés sans ceinture sur les bancs longitudinaux d'un camion à ridelles. Les bêtes ne sont pas supposées posséder une sensibilité excessive. La magouille financière et fiscale est banale ; la politique est souvent corrompue. La femme et l'enfant sont écoutés lorsqu'on en a le temps. Les crimes de moeurs sont souvent escamotés, ou sinon jugés avec beaucoup d'indulgence. Les simples délits de moeurs n'intéressent pas beaucoup les agents répresseurs.

      Seconde période

      Les ventres sont remplis et l'hiver se passe au chaud. On se prend enfin de compassion pour les pauvres, les faibles et les bêtes. On prend au sérieux la prééminence de la vie et de la santé sur les résultats économiques immédiats. On évoque la notion de principe de précaution. On en finit avec les bâtiments aisément inflammables, les comportements routiers libres, les répressions idiotes (notamment sexuelles), les abus de faiblesse physique et aussi, avec beaucoup de précaution, psychique.

      Troisième période

      Le principe de précaution a échappé à ses parents. Enfant monstrueux, il tue en freinant ou empêchant des progrès qui permettraient de réduire la mortalité à moyen terme. Il tue en empêchant qu'on fournisse aux pays pauvres des procédés bon marché de réduire la mortalité, mais rejetés par les pays riches pour cause de risques associés mineurs ou folkloriques, telle la possible mise en danger de certaines espèces de bestioles. Le droit de faire ce qui n'est pas interdit est remplacé par l'interdiction de faire ce qui n'est pas autorisé. Il reste cependant permis par dérogation d'éteindre un incendie avec de l'eau non traitée. Tout geste de l'existence matérielle est codifié, normalisé, contrôlé en vue d'améliorer l'hygiène, la sécurité, la consommation dirigée. Le test ADN à bas prix identifie qui a uriné ou déféqué dans la forêt. La défense des faibles et des victimes prend une ampleur sans précédent, proportionnée au nombre de nouveaux faibles et victimes identifiés (inventés). Un temps estompée, la répression sexuelle réapparaît sous des formes inédites. Après avoir sur ce sujet balayé dans un court premier temps le poids des vieilleries de jadis, la morale laïque reconstruit le droit sexuel en beaucoup moins indulgent, infligeant pour des comportements même exempts de dol ou de fraude, mais supposés dégradants, des peines immédiates et certaines au lieu de châtiments post-mortem aléatoires. Il devient beaucoup plus dangereux de comparoir en justice pour un viol sans homicide que pour un homicide sans viol. Selon le principe général illustré par les bûchers de l'Inquisition succédant aux flambeaux humains chrétiens des nuits de Néron, bien des catégories minoritaires autrefois brimées font payer fort durement au moindre motif leurs tourments ou assujettissements passés. L'emploi toujours plus fréquent du renversement de la charge de la preuve et autres abominations morales de cet ordre sont regardés comme indispensables au progrès moral.

      Quatrième période

      Au lieu de se dépenser dans la culture (y compris scientifique et technique) l'esprit s'aventure en des terres auparavant insoupçonnées. Les animaux ne sont plus simplement protégés, mais bénéficient d'une segrégation positive en regard des intérêts humains. Les plantes deviennent des personnes. Les pierres et l'eau n'en sont pas éloignées. L'homme reste toléré, mais la femme est érigée en aboutissement de l'univers (sous réserve des droits des pierres et des eaux). Un code sexuel est promulgué ; inspiré de 1984, il ne permet à peu près rien. La parole en toute chose ne doit porter que le respect ; l'ironie est une faute lourde. Dieu ne se porte pas si bien qu'autrefois, mais les croyants peuvent régler son compte judiciaire à tout persifleur. Paradoxalement, la religion offre des échappatoires à la loi. Quand la loi dicte qu'on marche sur la tête, se réclamer d'une foi qui l'interdit est le seul moyen de ne pas le faire. Une mesure de limitation légale des rites religieux est pourtant prise : l'interdiction de l'absolution en confession. L'absolution amnistie le pénitent qui montre du repentir sincère, et le dispense de s'imposer plus longtemps les souffrances morales de ce repentir. L'absolution de la sorte tend à rendre l'individu peu sujet au sentiment de repentance illimitée dans le temps ; or la loi précisément magnifie en tout la repentance. En fait et plus généralement, une religion laïque aux interdits et obligations omniprésents remplace par force les théologies facultatives d'autrefois. La justice hésite continuellement entre deux voies sans savoir s'arrêter à l'une ou à l'autre : ou bien incarcérer à vie les petits délinquants, ou bien libérer immédiatement les assassins après les avoir entendus avec bonté et dûment chapitrés.

      Cinquième période

      L'humanité se catharise. Elle interroge la science : peut-on dématérialiser les corps et maintenir les esprits, dégagés de tout désir, au sein de champs physiques immatériels ? Car il apparaît que la dignité humaine ne peut perdurer sans cette sorte d'identification de l'être humain à Dieu ; mais la chose n'est pas facile.    

       A l'irréalisabilité de cette exigence d'évolution pourtant indispensable à la dignité humaine, le suicide collectif terminal semble en fin de compte la seule réponse logique.

      Il est même désirable, puisqu'en définitive la conservation même des seuls esprits humains pollue la pureté originelle de l'univers.

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